Anne Lamott sur le processus créatif

Si la musique ou la peinture peuvent s’apprendre et constituer des loisirs des plus communs, l’écriture est, elle, placée sur un piédestal : écrire ne s’apprend pas, on sait ou bien on ne sait pas, comme si l’écriture avait quelque chose du sacré ou du don plutôt que du travail et du talent comme pour tout autre art. Récemment, des Masters de créations littéraires et métiers de l’écriture ont ouvert en France, c’est sans compter l’émergence des ateliers d’écriture, témoins sans nul doute que les mentalités évoluent. Le modèle anglo-saxon est lui tout autre. L’écriture se discute et s’enseigne sans complexe à l’Université depuis des décennies. La littérature anglo-saxonne compte aussi de nombreux ouvrages sur l’écriture.

L’un des ouvrages les plus connus est celui de l’auteure américaine Anne Lamott (1954-), Bird by Bird: Some Instructions on Writing and Life. Si dans son livre, Anne Lamott n’expose pas des techniques d’écriture, elle partage son ressenti d’écrivain, les doutes et les joies qui l’accompagnent, chaque jour, face à sa feuille blanche. Ainsi, bien que le texte d’Anne Lamott traite de l’écriture, et comme le titre de son livre l’indique « some instructions on writing and life » (trad.: quelques enseignements sur l’écriture et la vie), ces enseignements sur l’écriture sont tout à fait transposables à la vie en générale et à tout autre projet de création dans lequel chacun peut se lancer : une entreprise, une start-up, une association caritative, un exploit sportif ou toute autre forme de créations de la conception au produit fini. La traduction française du livre d’Anne Lamott n’étant plus disponible, l’auteur de ce blog vous en propose ici une traduction depuis l’anglais :

« Mais comment ? » demande mes étudiants. « Comment faites-vous en pratique ? ». Vous vous asseyez, je réponds. Vous vous asseyez à approximativement la même heure tous les jours. C’est comme ça que vous entraînez votre inconscient à exprimer sa créativité. Donc, vous vous asseyez à, disons, 9h tous les matins, ou 22h chaque soir. Vous mettez une feuille de papier dans votre machine à écrire, ou bien vous allumez votre ordinateur et ouvrez le bon fichier, et ensuite vous le regarder fixement pendant une heure ou plus. Vous commencez à vous balancer sur votre chaise, un tout petit peu au début, puis plus fort comme un grand enfant autiste. Vous regardez le plafond, puis l’horloge, puis baillez, et regarder encore fixement le papier. Puis, vos doigts posés sur le clavier, vous esquissez mentalement une image – une scène, un lieu, un personnage, peu importe – et vous essayez de faire taire les voix dans votre tête pour pouvoir entendre ce que ce paysage ou ce personnage ont à dire.

Les autres voix sont les râleurs et les singes saouls. Ce sont les voix de l’anxiété, du jugement, de l’échec, de la culpabilité Et d’une sévère hypocondrie. L’infirmière en chef Ratched (Note: personnage de Vol Au-dessus d’un Nid de Coucou) peut même faire une apparition et vous vous mettez à faire des listes de ce que vous devriez plutôt être en train de faire, comme par exemple la nourriture que vous devriez décongeler, ou les rendez-vous que vous devriez annuler ou prendre, l’épilation que vous auriez dû faire. Mais, vous tenez un flingue imaginaire contre votre tempe et vous vous faites rester à votre bureau. Une vague douleur se fait sentir dans la base de votre cou. L’idée que vous avez peut-être une méningite vous traverse l’esprit. Le téléphone se met à sonner, vous levez les yeux au plafond avec fureur, tout en rassemblant le peu de diplomatie qu’il vous reste, et répondez au téléphone poliment avec juste, peut-être, un soupçon d’irritation. La personne qui appelle vous demande si vous travaillez, et vous dites oui, parce que c’est ce que vous faites.

Malgré tout, vous arrivez à faire de l’espace dans votre tête pour entendre votre voix d’écriture, vous faites cela en taillant les autres voix à la machette. Vous commencez à composer des phrases. Vous enfilez les mots ensemble comme des perles pour raconter une histoire. Vous souhaitez éperdument communiquer pour partager quelque chose ou pour divertir, pour préserver des moments de grâce, de joie ou de transcendance, pour rendre vivants des événements vrais ou imaginaires. Mais le souhaiter ne suffit pas. C’est avant tout une question de persévérance, de foi et de travail acharné. Alors, vous aurez tôt fait de vous mettre au travail et de commencer maintenant. » – Anne Lamott, Bird by bird: Some instructions on writing and life.

De manière très sincère et drôle, Anne Lamott décrit la « folie » qui nous assaille quand on se lance dans un nouveau projet :

« Vos troubles mentaux s’invitent alors à votre table de travail tels des parents éloignés un peu secrets et tordus. Ils s’installent en demi-cercle autour de votre ordinateur. Ils essaient de rester silencieux, mais vous savez bien qu’ils sont là. Vous entendez leurs respirations métalliques et sentez leurs regards concupiscents derrière votre dos. Alors que la panique monte et que les bavardages commencent, et que je me rends compte que je n’ai plus d’inspiration et que mon avenir est derrière moi et que je vais devoir chercher du travail bien que je sois tout à fait inemployable, ce que je fais à ce stade, c’est de m’arrêter. […] Je reste assise pendant une minute à respirer calmement et je laisse mon esprit vagabonder. Après un moment, je remarque que je suis en train d’essayer de décider si je suis trop vieille pour l’orthodontie, et si maintenant est le bon moment pour passer quelques appels téléphoniques, et puis je me dis que je pourrais apprendre à me maquiller et je pense à comment je pourrais trouver un copain qui ne soit pas un désastre total et comment je serais heureuse tout le temps, et puis je pense à tous les gens que j’aurais dû appeler avant de m’asseoir pour travailler, et je me dis que je pourrais au moins appeler mon agent et lui raconter la superbe idée que j’ai, et vérifier s’il pense qu’elle est bonne, et vérifier s’il pense que j’ai besoin d’orthodontie – et si c’est à ça qu’il pense à chaque fois qu’on déjeune ensemble ». – Anne Lamott, Bird by Bird: Some instructions on writing and life.

Cette folie est ce que l’auteur américain Steven Pressfield (1943 -) a appelé dans son livre La Guerre de l’Art (The War of Art), la Résistance. Il explique que ce qui est difficile, ce n’est pas écrire. Ce qui est difficile, c’est de rester à son bureau pour écrire. Ce qui nous empêche de rester assis, c’est la Résistance. C’est ce qui nous arrive à chaque fois qu’on se lance dans un projet qui n’amène pas une gratification immédiate, mais vise un objectif de long-terme. La Résistance, explique Steven Pressfield, c’est ce qu’on s’inflige à soi-même : le doute, la peur, la procrastination, l’ego, et l’auto-sabotage. Anne Lamott l’explique ainsi :

« Ce que j’ai appris à faire quand je m’assieds pour travailler à un premier jet, c’est de faire taire les voix dans ma tête. D’abord, il y a la lectrice tirée à quatre épingles qui dit « Eh bien, ceci n’est pas très intéressant ». Et puis, il y a l’allemand émacié qui écrit des mémos orwelliens détaillant toutes mes pensées honteuses. Et il y a mes parents, agonisant de mon manque de loyauté et discrétion ; et puis, il y a William Burroughs, à moitié assoupi ou en train de se shooter, parce qu’il me trouve aussi audacieuse et articulée qu’une plante verte. […] Faire taire les voix représente au moins la moitié de la lutte que je mène quotidiennement. Mais, c’est mieux que ça a pu l’être par le passé. Avant, ça représentait au moins 87 pour cent de mon temps. » – Anne Lamott, Bird by Bird: Some Instructions on Writing and Life.

Les œuvres mentionnées dans cet article :