Roland Barthes du plaisir de lire au désir d’écrire

« Pourquoi est-ce que j’écris ? Ce pourrait être, entre autres, par devoir : par exemple je peux me considérer au service d’une Cause (avec un grand C), d’une finalité sociale, morale, je peux vouloir instruire, édifier, militer ou distraire. Je peux vouloir écrire pour ces raisons-là. Et ces raisons ne sont pas négligeables : mais personnellement je les vis, ces raisons, un peu comme des justifications, c’est-à-dire comme des alibis, dans la mesure où elles font dépendre l’Ecrire d’une demande sociale, ou morale (extérieure). Or, autant que je puisse être lucide, je sais qu’en ce qui me concerne, j’écris pour contenter un désir (au sens fort du terme) : le désir d’écrire. » – Roland Barthes, La préparation du Roman

Ce sont les propos du sémiologue français Roland Barthes (1915-1980) qui, le 1er décembre 1979, commence le deuxième cycle de son séminaire sur la Préparation du Roman au Collège de France intitulé L’œuvre comme volonté, en se demandant d’où vient le désir d’écrire. C’est la question que nous nous poserons aujourd’hui avec lui.

Dans son essai intitulé Why I write (Pourquoi j’écris), l’écrivain britannique George Orwell (1903-1950) avait aussi tenté de définir quatre grandes raisons pour écrire. Ces raisons, explique Orwell, existent à degrés divers chez chaque auteur. Elles sont : 1. l’égoïsme pur, 2. l’enthousiasme esthétique, 3. l’élan historique, 4. l’ambition politique. La traduction proposée de l’anglais vers le français n’est pas officielle et est réalisée en toute humilité par l’auteur de ce blog :

« 1. L’égoïsme pur. Le désir de paraître intelligent, de faire parler de soi, de laisser une trace après la mort, d’avoir sa revanche sur les adultes qui nous ont snobbé pendant notre enfance, etc, etc. Balivernes que de prétendre que ça n’est pas une motivation, et une forte, qui plus est. […]

2. L’Enthousiasme esthétique. La perception de la beauté dans le monde, ou, dans les mots et leur arrangement. Le plaisir de l’impact du son d’un mot sur un autre, dans la solidité d’une bonne prose ou dans le rythme d’une bonne histoire. Le désir de partager une expérience de valeur ou qui ne doit pas être oubliée. […]

3. L’élan historique. Le désir de voir les choses comme elles sont, de découvrir des faits et les collecter pour l’usage de la postérité.

4. L’ambition politique. L’utilisation du mot politique dans le plus grans sens possible. Le désir de pousser le monde dans une certaine direction, de bouger les lignes de ce que les gens peuvent espérer attendre de la société. Encore une fois, aucun livre ne peut être complétement libre de biais politiques. L’opinion que l’art ne devrait rien à voir avec la politique est une position politique en elle-même. » – George Orwell, Pourquoi j’écris

Mais pour Roland Barthes, toutes ces raisons s’il avoue qu’elles peuvent exister en chacun, ne sont vécues que comme des excuses. L’écriture viendrait, selon lui, d’abord d’un désir réel : je me trouve des excuses, des motivations, car j’ai un besoin existentiel/naturel d’écrire. Et, selon Roland Barthes, ce désir d’écriture naîtrait d’abord au contact de la lecture. J’écris parce que j’ai lu.

« Ce départ est le plaisir, le sentiment de joie, de jubilation, de comblement que me donne la lecture de certains textes écrits par d’autres. Autrement dit : J’écris parce que j’ai lu. Vous me direz et au début de la chaîne ? Parce que ceux que je lis ont écrit, donc ils ont aussi lu quelque chose avant eux. Alors au début de la chaîne que s’est-il passé ? Comment pouvons-nous imaginer le premier homme qui a écrit ? Et bien c’est là une question générale que je ne puis et ne veux pas résoudre : c’est exactement le même type de question, de manière très proche, que l’on se pose quelquefois à propos du langage : qui, le premier, a parlé ? Quel est l’homme qui le premier a parlé ? C’est le problème de l’Origine du langage. » – Roland Barthes, La préparation du roman

Le plaisir de lire n’est toutefois pas suffisant, explique Roland Barthes. La vaste majorité des lecteurs restent des lecteurs et ne deviennent pas scripteurs. Le plaisir de lire ne se transforme pas nécessairement en désir d’écrire. Barthes évoque une question d’intensité du plaisir de lire, qui provoquerait un éblouissement, une caresse chez le lecteur-futur-écrivant. Au début de son cours, Barthes récite un extrait des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et explique :

« Si je l’ai cité, c’est parce que c’est un texte qui produit en moi un éblouissement de langage, qui m’emporte dans le plaisir ; je dirais que c’est un texte qui me caresse, et cette caresse produit son effet chaque fois que je le relis, même aujourd’hui où je l’ai relu devant vous, j’ai de nouveau ressenti, appelons ça la beauté si vous voulez donner un terme objectif, le plaisir profond, la jubilation que me procurait cette langue, ce discours de Chateaubriand dans ce texte et que j’ai reçu comme une sorte d’incandescence presque éternelle et mystérieuse (c’est-à-dire que l’expliquer ne l’épuiserait pas) ; et donc, si vous voulez, la jubilation de la lecture, de ces lectures intenses, est un véritable contentement d’un désir amoureux, car je sais très bien que l’objet de mon désir, à savoir ce texte de Chateaubriand, est venu, comme quelqu’un dont je tomberais amoureux, entre mille autres possibles, entre mille autres textes possibles et entre mille autres visages possibles, s’adapter à mon désir individuel ; rien ne dit bien sûr (c’est là qu’il y a quelque chose de tragique aussi dans le désir, c’est que rien ne dit) qu’un autre puisse le désirer comme moi je le désire. Il est probable que je suis ici le seul être à désirer ce texte avec cette intensité : aussi le désir amoureux se disperse-t-il au gré des sujets, c’est-à-dire qu’être amoureux c’est choisir un être parmi mille autres possibles mais précisément celui-là qui vient s’adapter à mon désir absolument individuel tel au fond que je ne peux pas le connaître avant de rencontrer cet être, et il est bien d’ailleurs que le désir amoureux se disperse au gré des sujets parce que cela permet à chacun d’avoir sa chance, car si nous étions tous amoureux de la même personne, quel supplice – pour nous et pour lui ! De même ça permet à la littérature de fonctionner en se diversifiant, puisque certains peuvent être amoureux de certains textes et d’autres, d’autres textes. » – Roland Barthes, La préparation du roman

Roland Barthes témoigne que le plaisir de lire est comme un véritable désir amoureux, d’où découlerait le désir d’écrire. Dans son recueil d’articles intitulé Du luxe et de l’impuissance, l’écrivain Jean-Luc Lagarce (1957-1995) fait une analogie similaire entre le désir d’écrire et la rencontre amoureuse. Voici un extrait de l’article « D’où ça vient ? » :

« On me demande toujours : « D’où ça vient ? Comment est venue l’idée ? C’est une drôle d’idée, quand l’avez-vous eue ? » Je ne sais pas. Aucune idée, ou pas envie de savoir. Ou jamais su, possible, probable, possible aussi. Et pas très envie de savoir, j’admets. Ca ne fait que traverser, ce n’est rien, pas important, et de fait, quelle idée, on ne note pas, et lorsqu’on note, depuis longtemps, cela tient sa place, ce n’est plus une idée déjà. N’ai jamais su quand je tombais amoureux. Si j’avais su, aurais fait attention, pris garde « à la douceur des choses », serait resté vigilant. Ici, pareil. » – Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance

Ainsi comme la rencontre amoureuse, selon Barthes, avant le désir d’écrire, il y a l’espoir du passage à l’écriture :

« Le texte que l’on jubile à lire est donc une rencontre amoureuse. Et qu’est-ce qui définit la Rencontre amoureuse ? Eh bien disons que c’est l’Espoir. De la rencontre de quelques textes lus naît l’Espoir d’écrire. » – Roland Barthes, La préparation du roman

Prenant en compte cette variation de l’intensité de lecture, Roland Bathes distingue trois sortes de lecteurs :

« Premier mode, le plaisir comblé de la lecture, en tant qu’il n’est pas travaillé par le tourment d’en faire autant : ça c’est Volupia. C’est les journées de lecture décrites par Proust quand il est enfant. Le plaisir absolu de la lecture adolescente, l’enfermement dans les grands romans, le comblement absolu de la lecture, dans la mesure où justement on lit sans vouloir en faire autant.

Le deuxième mode, c’est le plaisir de la lecture en tant qu’il est déjà tourmenté par le désir d’en faire autant, c’est-à-dire par un manque : je n’en ai pas encore fait autant, et ça c’est le Désir d’Ecrire et c’est Pothos.

Mais je pense qu’il y a un troisième mode, qui est le plaisir d’écrire : quand on se met à écrire, il y a un plaisir qui certes comporte du souci […], mais ce souci qui est inclus dans la tâche d’écrire, c’est un souci de Faire, ça n’est pas un souci d’être. » – Roland Barthes, La préparation du roman

Quand la rencontre amoureuse avec un texte se fait, Pothos, l’envie immédiate de le réécrire, d’y mettre sa patte, se font sentir. Le texte est perçu comme incomplet et l’écriture ou plutôt la réécriture se fait :

« Eh bien toute belle œuvre, ou même toute œuvre qui fait impression, toute œuvre impressive, fonctionne comme une œuvre désirée, mais je dirais, et c’est là que ça commence à devenir intéressant, toute œuvre que je lis comme désirable, en même temps que je la désire, je la sens comme incomplète et comme perdue, parce que je ne l’ai pas faite moi-même et qu’il me faut en quelque sorte la retrouver en la refaisant ; donc écrire c’est vouloir réécrire : je veux m’ajouter activement à ce qui est beau et cependant me manque, comme on disait avec un verbe ancien : me faut. » – Roland Barthes, La préparation du roman

J’écris parce que j’ai lu. Et, je veux m’ajouter activement à ce qui est beau.

La retranscription du cours de Roland Barthes sur le désir d’écrire se trouve dans le recueil d’Eric Marty & Nathalie Léger, au Seuil (2015), Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980) et peut s’écouter sur le site d’UbuWeb.

Pour lire d’autres extraits sur l’Incolore du séminaire de Roland Barthes sur la préparation du roman au Collège de France, allez jeter un oeil à ses propos sur le temps-qu’il-fait et le milieu du chemin de la vie.