Dans son essai Il n’y a pas d’amour parfait, le philosophe français Francis Wolff (1950-) s’essaie à un travail de définition de l’amour et n’en trouvant pas de parfaite (de centrale), il s’attelle alors à en trouver les contours (les bornes) de l’amour. Il définit ainsi une « nouvelle carte du tendre » : selon Wolff, il n’y aurait pas UN amour, mais DES amours qui se retrouvent, tous, aux confluents de l’amical, du passionnel et du désirable.
Si nous avons vu sa description de l’amical (une des bornes de l’amour), Francis Wolff nous explique qu’il est une chose que l’amour et l’amitié ne partage pas, c’est la réciprocité ou plutôt la non-réciprocité dans le cas de certains amours. Il fait ainsi le cas de l’amoureux, ce parfois solitaire, qui nous intéresse ici :
« Car l’amitié ne peut être le genre dont l’amour serait une espèce pour une raison simple mais aux conséquences considérables : l’amitié est par définition une relation réciproque, l’amour est conceptuellement à sens unique. vous pouvez vouloir être ami de quelqu’un mais vous ne pouvez pas l’être sans que cet ami le soit aussi de vous. (Même sur Facebook, on ne peut être « ami », dans un sens pourtant bien dégradé du terme, que de qui vous accepte comme « ami »). Par contre, vous pouvez aimer quelqu’un sans qu’il vous aime. Il n’y a pas de sens à vous dire l’ami de qui ignore qu’il est votre ami, alors que vous pouvez être amoureux de qui l’ignore, de qui ne l’est pas de vous, ou de qui en aime un autre. Un ami sans ami est une contradiction dans les termes, mais un amoureux non aimé est une situation banale et un des thèmes privilégiés de la tragédie comme de la farce. » – Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait
C’est Roland Barthes (1915-1980) en 1977 qui donne une place à cet amoureux solitaire. Alors qu’il vient lui-même de vivre un échec amoureux, Roland Barthes rédige son célèbre Fragments d’un discours amoureux. Il explique en introduction le propos du livre :
« C’est un portrait, si l’on veut, qui est proposé; mais ce portrait n’est pas psychologique; il est structural : il donne à lire une place de la parole : la place de quelqu’un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre (l’objet aimé), qui ne parle pas. » – Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
Et, le livre démarre ainsi avec cette phrase seule et émouvante :
En sémiologue qu’il est, Barthes décortique les mots (les maux ?) de l’amoureux qui parle en son for (fort ?) intérieur :
« Je suis pris dans un double discours, dont je ne peux sortir. D’un côté, je me dis : et si l’autre, par quelque disposition de sa propre structure, avait besoin de ma demande ? Ne serais-je pas justifié, alors, de m’abandonner à l’expression littérale, au dire lyrique de ma « passion » ? L’excès, la folie, ne sont-ils pas ma vérité, ma force ? Et si cette vérité, cette force, finissaient par impressionner ?Mais, d’un autre côté, je me dis : les signes de cette passion risquent d’étouffer l’autre. Ne faut-il pas alors, précisément parce que je l’aime, lui cacher combien je l’aime ? Je vois l’autre d’un double regard : tantôt je le vois comme objet, tantôt comme sujet; j’hésite entre la tyrannie et l’oblation. Je me prends ainsi moi-même dans un chantage : si j’aime l’autre, je suis tenu de vouloir son bien; mais je ne puis alors que me faire mal : piège : je suis condamné à être un saint ou un monstre : saint ne puis, monstre ne veux : donc, je tergiverse : je montre un peu ma passion. » – Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
L’essai est découpé en ce que Roland Barthes appelle « figures » : des bris de discours, chapitres du dialogue intérieur et extérieur qui agite l’amoureux. Au chapitre de la figure titrée « attente », Roland Barthes y trouve une définition de l’amoureux :
« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » L’autre, lui, n’attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n’attend pas; j’essaye de m’occuper ailleurs, d’arriver en retard; mais à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désœuvré, exact, voire en avance. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. » – Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
Alors que Roland Barthes vient présenter ses Fragments d’un discours amoureux dans l’émission télévisuelle Apostrophes de Bernard Pivot (1935-), Françoise Sagan (1935-2004) confirme ce risque encouru par l’amoureux. Selon Sagan, il est invraisemblable, dans la sensibilité de la fin des années 1970, de se déclarer amoureux, sans quoi on est considéré comme malade si l’amour n’est pas partagé, ou comme casé, enterré, si l’amour l’est. Aucun répit pour l’amoureux.
Mais il y a plusieurs sortes d’amoureux solitaires. Dans son ultime pièce de théâtre Le Pays lointain, et avant qu’il ne s’éteigne lui-même du sida à l’âge de 38 ans, l’auteur français Jean-Luc Lagarce (1957-1995), choisi de ramener son personnage principal LOUIS chez les siens alors qu’il n’y vient plus jamais – c’est le Pays lointain. Il convoque tour à tour les personnages qui ont composé la vie de Louis : LA MÈRE, SUZANNE (la soeur), ANTOINE (le frère), mais aussi LE PÈRE, MORT DÉJÀ. Il convoque aussi les amours fantasmés ou vécus de Louis en la qualité de deux personnages, deux types d’amoureux que Louis aura croisé dans sa vie : il y a d’un côté UN GARÇON, TOUS LES GARÇONS et de l’autre UN GUERRIER, TOUS LES GUERRIERS. La sublime évocation du nom des personnages décrit les deux types de réaction face à ce « risque amoureux » : l’embrasement ou la prudence, toute une distance avec sa vulnérabilité (trop, pas assez ou juste comme il faut).
« Un garçon, tous les garçons. – Et toute la différence entre toi et moi, c’est la manière de faire, la manière d’être, la manière de dire. Cette petite habitude que j’ai de vouloir dormir avec ceux que j’aime, de vouloir connaître, ne serait-ce qu’à peine, de vouloir connaître ceux que j’aime, ceux que je crois, c’est une nuit, juste une nuit, ceux que je crois pouvoir aimer, et toi, ton incapacité, ton refus, ce mot-là, plutôt, ton refus jamais de les revoir, de ne rien dire, ton envie de t’enfuir sans laisser un simple message, cette idée que tu as de la vie et de l’amour comme une guerre secrète, cette idée-là.
Le guerrier, tous les guerriers. – Et au bout du compte, nous sommes pareils, ce que tu veux dire, nous sommes pareils. Tu peux imaginer, inventer, mais au bout du compte, nous sommes pareils. Tu es comme un enfant, un bon camarade et j’allais ainsi, la nuit, dans les villes, j’allais, je croyais ça, comme un guerrier, ce que je voulais être, comme un guerrier, je ne devais rien à personne, on ne me devait rien, je ne suis plus jamais responsable.
Un garçon, tous les garçons. – Et tu n’as jamais mal ?
Un guerrier, tous les guerriers. – Qu’est-ce que cela peut te faire ? Je t’ai déjà répondu. » – Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain
Que serait alors l’amour sans le risque ? Est-il possible de l’éviter, de l’anticiper ou de s’y préparer ? Dans sa bande dessinée L’amour sans peine, François Ayroles (1969-) se prend au jeu d’étudier ce que tout amoureux éconduit a parfois rêvé : vivre l’amour sans les souffrances et les échecs qui y sont liés. A travers une galerie de personnages, François Ayroles arrive de façon émouvante et drôle à la fois à montrer que l’amour tout d’un coup dépourvu de risques (ou alors seulement calculés) devient alors fonctionnel, rationnel et froid, perdant tout mystère et passion, devenant explicable et expliqué. De quoi se réconcilier avec son cœur brisé.
Par le biais de ses dessins, François Ayroles montre ainsi que si la souffrance en est le risque, elle fait aussi partie intégrante de l’amour. Cette souffrance montre que l’on a essayé et que l’on a ressenti. Le plus dramatique, ce n’est pas le risque (l’échec et la peine qui en découle), mais bien de ne plus rien ressentir, de penser que la tendresse n’est plus pour nous et ne nous arrivera plus. Ce risque, et la souffrance potentielle qui l’accompagne, montre tout autant que l’on est vivant, que le bonheur que peut provoquer un amour partagé (d’ailleurs lui-même soumis à ses propres ascenseurs émotionnels, somme de risques continuels).
Revenons à Jean-Luc Lagarce et son Pays lointain :
« Un garçon, tous les garçons. – Une nuit, j’ai rêvé de toi, un guerrier, exactement cela, le nom qu’on leur donne. Une nuit, j’ai rêvé de toi et ce rêve aujourd’hui, le souvenir que j’en garde, ce rêve est la plus grande vérité que j’ai de toi, et la plus grande vérité encore que la vérité même. Tu me disais que tu partais et que plus rien ni personne, et moi encore moins que les autres, plus personne ne devrait jamais chercher à te rejoindre, à te trouver et chercher à te rejoindre. Tu me disais que tu partais et tu as ajouté, c’est le souvenir que je garde de mon rêve et le souvenir le plus fort que je garde de toi : « Mais si je suis malheureux, malgré tout, est-ce que je pourrais revenir encore ? … ». Tu ne m’as pas laissé répondre, ou je ne crois pas que tu m’aies entendu.
Un guerrier, tous les guerriers. – Et donc, si je suis malheureux, si j’étais soudain malheureux, soudainement malheureux, malgré tout, est-ce que je pourrai revenir encore ?… » – Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain