Juliette Rennes sur l’âge et le genre

Juliette Rennes, sociologue et enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, coordonne en 2016 l’édition de l’Encyclopédie Critique du Genre. L’ouvrage de 700 pages est encyclopédique en ce qu’il propose un état des lieux des savoirs des études du genre jusqu’à maintenant. Dans l’entrée « âge » de l’encyclopédie, Juliette Rennes éclaire la distinction entre « âge civil » et « âge social » ainsi que les différences qui leur sont faites entre hommes et femmes.

« Alors que l’âge civil ou « calendaire » d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge social renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans « une tranche d’âge » dont la perception peut varier selon les situations.

En m’inspirant de cette distinction devenue classique en sociologie des parcours de vie [Arber et Ginn, 1995, p. 7], je désigne par « écart d’âge social » le fait, pour des personnes de même cohorte, d’être chronologiquement décalées – « asynchrones » – dans l’accomplissement de telle ou telle étape attendue eu égard à leur âge civil.

Cette « asynchronie » peut concerner aussi bien le fait d’apprendre à marcher, parler ou nager que ceux de réussir un examen, de perdre sa virginité, d’accéder à un métier ou de progresser à un grade supérieur. Le fait que ce type d’écart soit qualifié ordinairement en termes de « précocité » des un.e.s ou de « retard » des autres renvoie à la dimension fortement normée des parcours de vie. » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Si l’âge est un marqueur aujourd’hui important, il n’en a pas toujours été le cas. L’âge, selon Juliette Rennes, est un critère récent d’organisation de la société. Elle rappelle que l’enregistrement des nouveau-nés se développe en Europe entre le 16è et 18è siècle et que l’âge devient un outil de gouvernement des populations au cours du 19è siècle seulement. Avant cela, les individus se soucient assez peu de leur âge calendaire. L’âge comme outil de législation fait naître au sein de la population un sentiment de classe d’âge, Juliette Rennes explique :

« La multiplication des seuils d’âge en deçà et au-delà desquels certaines activités sont permises, obligatoires ou interdites transforme progressivement l’expérience temporelle ordinaire des individus, forgeant leur sentiment d’appartenir, tout au long de la vie, à une cohorte de naissance, une « classe d’âge » » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Ainsi, les recherches sur le sujet, explique Juliette Rennes, mettent en lumière :

« La standardisation des parcours de vie produite par l’accès des membres d’une même classe d’âge à de mêmes droits et devoirs, à chaque phase de l’existence. » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Le gouvernement par l’âge ne s’est toutefois pas fait sans distinction de genre, explique Juliette Rennes, contribuant ainsi une certaine rigidification des parcours de vie entre hommes et femmes. C’est le cas par exemple des majorités légales conjugale et sexuelle qui valorisent le modèle de l’homme aîné et de la femme cadette. De plus, l’ensemble des prérogatives de l’âge adulte ne sont pas accessibles aux femmes, explique Juliette Rennes, telles le droit de vote, toucher un salaire sans l’accord de son mari, travailler et gérer leurs biens propres. La différence entre âges sociaux entre hommes et femmes n’est pas unique à la France et à l’Europe, mais existe dans la plupart des sociétés qu’elles soient occidentales ou non :

« La durée de ces étapes, leur nombre, leur composition et les éventuels rites d’initiation marquant le passage d’une étape à l’autre, varient selon les sociétés. En outre, la position des individus vis-à-vis de ces « âges sociaux » n’est pas nécessairement en relation directe avec leur âge civil : dans certaines sociétés africaines, ce sont la position générationnelle et le rang dans la fratrie qui définissent l’appartenance des personnes à tel ou tel âge social, sans que leur date de naissance ne soit invoquée ni même connue. Cependant, malgré la diversité des conventions qui organisent les âges sociaux, ces derniers sont presque toujours genrés. » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

C’est encore en matière de vieillissement qu’hommes et femmes n’entrent pas aux mêmes moments dans cet âge social :

« La question du genre en matière de vieillissement nous confronte à un paradoxe : alors que les femmes vivent en moyenne plus longtemps ce qui pourrait retarder, par rapport aux hommes, l’âge civil auquel elles entrent dans l’« âge social » de la vieillesse, elles tendent au contraire à être perçues comme « vieilles » avant les hommes.» – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Si la désirabilité des femmes a longtemps été associée à leur capacité reproductive, les recherches en sciences sociales montrent que le désir et la valeur érotique des individus sont complexes et sans aucun doute multifactoriels et ne peuvent donc pas être liés à la seule reproduction :

« En outre, au regard des savoirs élaborés par les sciences sociales, on ne saurait se contenter de définir le désir à partir des impératifs de la reproduction de l’espèce. Le jeu complexe des ressources économiques, statutaires, corporelles, esthétiques, biographiques dont l’articulation contribue à produire, de façon différenciée dans chaque configuration relationnelle, la valeur érotique des personnes est précisément ce qui rend possible le caractère désirable de femme de plus de 50 ans, y compris pour des hommes plus jeunes. » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Juliette Rennes soulève le fait que les sciences sociales se sont en fait peu intéressées au cas des hommes et leur entrée dans cet âge de la vieillesse :

« En se focalisant sur la perte précoce de la valeur érotique des femmes vieillissantes à partir d’un étalon de mesure constitué par les hommes, les travaux sur le genre et la sexualité ont, jusqu’à récemment, peu analysé les formes de discrédit qui menacent généralement plus tardivement que chez les femmes, la légitimité des hommes vieillissants à participer à ce jeu du désir et de la séduction. La représentation tragique ou grotesque de leur « impuissance » ou de leur « lubricité » constitue pourtant un motif ancien de la littérature fictionnelle, et, depuis les années 1970, autofictionnelle et autobiographique. Envisagée comme une question de sciences sociales, la virilité vieillissante invite à repenser certains concepts classiques des études du genre. » – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Toutefois, et bien qu’intervenant à des âges civils différents, hommes et femmes finissent par être sujet à la discrimination par l’âge, ce que l’on appelle « l’agisme » :

« L’« âgisme », terme forgé par analogie avec le racisme et le sexisme par Robert Butler pour désigner l’ensemble des attitudes, stéréotypes et pratiques discriminatoires envers les personnes catégorisées comme vieilles, concerne les deux sexes, mais selon une modalité et une chronologie différentes. » – Juliette Rennes, Encyclopédie Critique du Genre

Mais, ce que pointe Juliette Rennes avant tout, c’est que si les sciences sociales ont pu faire cas de cet agisme qui frappe hommes et femmes, elles n’ont pas encore su interroger qui étaient ces hommes et ces femmes et comment ils vivaient :

« Or, cette « femme en général » qui exerce un emploi ou s’occupe de ses jeunes enfants, avorte clandestinement ou prend des contraceptifs, recourt à l’assistance médicale à la procréation ou procrée pour d’autres couples, cette femme qui gère une double ou triple journée de travail salariée, parentale et domestique, lutte contre le plafond de verre ou le harcèlement de rue… est aussi située, par l’ensemble de ces pratiques, dans une certaine tranche d’âge. Ce que devient cette « femme en général » avec l’avancée en âge, ce que devient aussi cet « homme en général » confronté à la précarité de la virilité demeurent souvent dans l’impensé. Si l’on ajoute à cela le fait que cette femme et cet homme sont engagés dans des relations intimes, conjugales, familiales et professionnelles qui se transforment en fonction des écarts d’âge qui les caractérisent, on a alors tout un jeu de questions de recherche à partir desquelles bien des enquêtes classiques sur les rapports de genre pourraient être interrogées et poursuivies ». – Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre

Ainsi, comme pour toute forme de stéréotype, il est un espoir pour tout homme et femme qui est celui de ne cesser de se réinventer pour alimenter de nouvelles représentations de l’âge et de continuer à être les êtres critiques et créatifs qu’ils ont été tout au long de leur vie, pour penser l’impensé de ce nouvel âge social.

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