Singularité et universalité de l’amour

Dans le splendide recueil Ecrits d’Amour. Des troubadours à Patti Smith (2015), l’auteure Dominique Marny analyse le sentiment amoureux au travers de 72 textes puisés à travers les siècles. Sans obéir à une obsession chronologique, les textes allant de Shakespeare à Hugo, de Mme de Lafayette à LaclosPaul Eluard à Jean Cocteau se répartissent en quatre chapitres : L’aveu – Le désir – Le tourment – La promesse. Parmi les couples mythiques – Roméo et Juliette, Anaïs Nin et Henry Miller – il est un texte dont la sélection m’a particulièrement émue par sa singularité, c’est celui du couple de la rockeuse et poétesse Patti Smith (1946-) et du photographe iconique Robert Mapplethorpe (1946-1989). C’est l’amour entre une fille hétérosexuelle et un garçon homosexuel, des alter-ego créatifs qui feront la promesse de se soutenir mutuellement dans la réalisation de leurs rêves d’artistes en devenir, dans le New York des années 1960. Dans sa bouleversante autobiographie intitulée Just Kids et publiée en 2010, Patti Smith raconte l’émulation créative et sa relation avec Robert Mapplethorpe jusqu’à la mort de ce dernier en 1989 du virus du Sida.

Cher Robert,

Souvent, quand j’ai des insomnies, je me demande si toi aussi tu es éveillé dans le noir. Est-ce que tu souffres, est-ce que tu te sens seul ? Tu m’as tirée de la période la plus obscure de ma jeune vie, tu m’as fait partager le mystère sacré de ce que cela signifie d’être un artiste. J’ai appris à voir à travers toi et je ne compose jamais un vers et je ne dessine jamais une courbe qui ne dérive du temps précieux que nous avons passé ensemble. Ton œuvre, venue d’une source fluide, trouve ses origines dans le chant nu de ta jeunesse. Tu disais aller main dans la main avec Dieu. Rappelle-toi, à travers toutes les épreuves, que tu as toujours tenu cette main, serre-la bien, Robert, et ne la lâche pas.

L’autre Après-midi, quand tu t’es endormi sur mon épaule, je me suis assoupie aussi. Mais avant de sombrer, l’idée m’est venue, en regardant tous tes objets, tes ŒUVRES et en passant en revue mentalement des années de travail, que de toutes tes ŒUVRES tu es encore la plus belle. La plus belle de toutes les ŒUVRES.

Patti

Patti Smith, Just Kids

Si rassembler des récits d’amour de périodes et de siècles variés est un exercice périlleux tant le concept d’amour a évolué au cours du temps, on peut se demander ce qu’ont en commun ces histoires à travers les époques, et notamment celle du couple formé par un garçon gay et une fille hétérosexuelle Mapplethorpe/Smith avec les couples mythiques. Dans l’introduction du recueil Ecrits d’Amour, Dominique Marny analyse l’amour en tant que concept et remet en perspective l’évolution du concept d’amour au travers du temps :

Si l’amour Tel qu’on le conçoit est intemporel, sa perception, ses représentations varient selon le lieu et l’époque. Puisant dans les legs antique et chrétien, notre culture occidentale s’est construite selon des principes moraux et esthétiques qui ont évolué au fil des siècles. Jamais on ne l’a dévoilé de la même manière. Dans ces pages, qui ne lui étaient pas destinées, le lecteur contemporain trouvera cependant un écho qui le touche, et c’est là le génie de la littérature de s’affranchir des modes pour les sublimer et atteindre à l’universel, par-delà les codes et conventions de son temps.

Dominique Marny, Ecrits d’amour

Ainsi, bien que singulier, le couple Patti Smith et Robert Mapplethorpe touche bien à l’universalité de l’amour et du sentiment amoureux – « ce noyau commun à toutes ces amours ». Alors qu’elle arrive à New York à 20 ans en 1967, Patti Smith rencontre Robert Mapplethorpe :

Peu après que j’ai commencé à travailler là, le garçon que j’avais brièvement rencontré à Brooklyn est entré dans le magasin. Avec sa chemise blanche et sa cravate, il était métamorphosé ; on aurait dit un écolier catholique. Il m’a expliqué qu’il travaillait à la librairie Brentano’s située downtown, qu’il avait un avoir et qu’il voulait l’utiliser. Il a passé un long moment à examiner tous les objets : les perles, les petites figurines, les bagues turquoise.

– Je vais prendre ça, a-t-il enfin décrété. C’était le collier persan.

– Oh, moi aussi, c’est mon préféré. Il me fait penser à un scapulaire.

– T’es catholique ? m’a-t-il demandé.

– Non, j’aime bien les objets catholiques, c’est tout.

– J’ai été enfant de CHŒUR, a-t-il répliqué avec un grand sourire. J’adorais manier l’encensoir.

J’étais contente qu’il ait sélectionné l’article qui avait mes faveurs, mais ça me peinait de voir partir le collier. Lorsque je l’ai emballé pour lui tendre, j’ai lâché sans réfléchir : « Ne le donne à aucune autre fille que moi. » Immédiatement, j’ai été gênée, mais il s’est contenté de sourire : ‘Promis. »

Patti Smith, Just Kids

Leur rencontre est faite des coïncidences qui font les grandes histoires qui marquent une vie. Alors que Patti se trouve en mauvaise posture avec un individu, elle reconnaît Robert dans un parc qui se souvient lui aussi de leur rencontre au magasin. Il accepte alors de la sortir de ce mauvais pas en prétextant être en couple avec elle. C’est en jouant au faux couple qu’ils en deviennent un vrai et passe leur première nuit ensemble à parler d’art et écouter de la musique :

[…] Je n’ai pu m’empêcher de lui parler des nuits de mon enfance, quand je voyais des motifs circulaires irradier le plafond. Il a ouvert un livre sur l’art tantrique. « Comme ça ? a-t-il demandé. – Oui. » J’ai reconnu avec stupéfaction les cercles célestes de mon enfance. Un mandala.

J’ai été particulièrement émue par le dessin qu’il avait fait à la date du Memorial day. Je n’avais vu quoi que ce soit d’approchant. La date m’a frappée également : le jour de la fête de Jeanne d’Arc. Le jour précisément où je m’étais promis de faire quelque chose de ma vie devant sa statue. Quand je lui ai raconté, il m’a répondu que le dessin était le symbole de son propre engagement vis-à-vis de l’art, réalisé le même jour. Sans hésitation, il me l’a donné, et j’ai compris qu’en ce bref laps de temps nous avions l’un comme l’autre renoncé à notre solitude pour faire place à la confiance.

Nous avons feuilleté des livres sur Dada et le surréalisme et terminé la nuit plongés dans les esclaves de Michel-Ange. Sans parole, nous nous imprégnions de nos idées respectives, et au point du jour nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre. A son réveil, il m’a gratifiée de son sourire en coin, et j’ai su qu’il était mon chevalier.

Patti Smith, Just Kids

Robert et Patti se jurent de se soutenir mutuellement pour devenir les artistes et créer l’art dont ils rêvent depuis toujours :

Le travail de Robert m’attirait car son vocabulaire visuel était proche de mon vocabulaire poétique, même si nous nous dirigions visiblement vers des destinations différentes. Robert me disait toujours : « Rien n’est terminé tant que tu ne l’as pas vu ».

[…] On ne saurait imaginer le bonheur commun qui nous emplissait lorsque nous dessinions ensemble. Pendant des heures, nous nous absorbions complètement dans ce que nous faisions. Sa capacité à se concentrer pendant de longues périodes déteignait sur moi et j’apprenais à son exemple.

Patti Smith, Just Kids

Mais alors que Robert s’éveille à sa sexualité, ils doivent alors recalibrer leur relation sans quoi le risque de s’abandonner aux stéréotypes des relations convenues les attend :

Nous avons appris que nous voulions trop. nous ne pouvions donner qu’en fonction de ce que nous étions et de ce que nous avions. Séparés, nous réalisions avec une clarté plus éclatante encore que nous ne voulions pas être l’un sans l’autre.

Patti Smith, Just Kids

Patti Smith et Robert Mapplethorpe souhaitent à l’autre le bonheur qu’ils se souhaitent pour eux-mêmes, ce qui est sans nulle doute l’une des choses les plus sexy qui soit. Regarder l’autre devenir lui-même et le soutenir.

Un jour, En fin d’Après-midi, nous marchions dans la 8è Rue lorsque nous avons entendu le son de « Because the Night » qui passait à tue-tête dans tous les magasins, l’un après l’autre. Single tiré de l’album Easter, c’était ma collaboration avec Bruce Springsteen. Robert avait été notre premier auditeur lorsque nous avions enregistré la chanson. J’avais une bonne raison. C’était ce qu’il avait toujours voulu pour moi. A l’été 1978, la chanson est montée jusqu’à la treizième place du Top 40, réalisant le rêve de Robert, que j’aie un jour un tube.

Robert, souriant, marchait en rythme. Il a sorti une cigarette et l’a allumée. Nous avions parcouru un sacré bout de chemin depuis le jour où il m’avait délivrée de l’auteur de science-fiction et où nous avions partagé un egg cream sur un perron près de Tompkins Square.

Mon succès était pour Robert l’objet d’une fierté sans mélange. Ce qu’il voulait pour lui-même, il le voulait pour nous deux. Il a exhalé une volute de fumée parfaite et il a parlé sur ce ton qu’il n’utilisait qu’avec moi – une gronderie feinte, de l’admiration sans envie – notre langage de frère et SŒUR.

‘Patti, a-t-il fait d’une voix traînante, t’es devenue célèbre avant moi.’

Patti Smith, Just Kids

Dans une veine similaire, j’ai découvert au hasard de mes lectures et visionnages qu’Hollywood en adaptant le célèbre roman de Truman Capote, Petit-déjeuner chez Tiffany (1958) a transformé la relation entre le narrateur homosexuel et la call-girl Holly Golightly en une comédie romantique (Diamants sur canapé (1961)) incarnée par Audrey Hepburn et mettant en scène un couple mythique mais tout à fait hétérosexuel. Si dans le récit de Truman Capote l’homosexualité du narrateur n’est pas clairement dévoilée, Truman Capote, lui, ne l’a jamais cachée et a parsemé des indices tout au long de son texte. Preuve sans aucune doute que ces amours, bien que singuliers, partagent bien ce « noyau commun ».

Œuvres mentionnées dans cet article :